A cette époque, les jeudis fourmillaient de cris d'enfants. Le terrorisme s'abattait
sur les sonnettes et plus d'un chien terminait la journée avec une casserole au bout
de la queue. Dès le mercredi soir les têtes débordaient de rendez-vous avec les copains,
elles édifiaient des jeux subtils qui allaient répandre leur venin le lendemain.
Cernée de ses dures lois, une vie sociale s'organisait, elle préparait une existence
adulte future.
Au même moment, en pleine civilisation, sans raison apparente, un enfant tournait
le dos aux besoins primordiaux d'un gamin de son âge. Ses poches vides de billes,
il les remplissait de rêves impossibles. Les fesses posées sur une planche humide
surélevée par deux pierres, il oubliait l'espace ceint par des grillages aveugles
qui délimitaient les " Sycomores ". Sycomore! Le nom était si magique que son
orthographe importait peu. Arbre immense, d'une intelligence telle qu'il s'était
pourvu négligemment de branches basses, escalier idéal pour le septième ciel! Il
était toujours prêt à s'amuser. On grimpait haut, à s'en donner le vertige. Si haut ,
que les jours de grand vent, on s'agrippait au tronc et on tanguait avec lui. Avec ça,
une gentillesse hors du commun. Aucune de ses ramures ne fit mine de casser sous le
poids de l'alpiniste. On laissait aller sa joue contre l'écorce et on vibrait avec lui.
On distinguait, par delà les toits des pavillons de banlieue métamorphosés en dunes
ocres, la course folle d'une harde de rennes dégageant des gerbes de cristaux de
neige et on restait là jusqu'à ce que le rêve commuât les sombres troupeaux en gros
nuages noirs d'où jaillit une de ces tempêtes qui chamboulent la journée en nuit
en plein milieu de la matinée.
De cette base, il s'évadait pour des ailleurs que nous essaierons d'aborder. Son
imagination solitaire le déposait dans des régions dont il ne soupçonnait pas la réalité.
Le garçonnet vivait des besoins lointains pour échapper à la vie qui lui était offerte,
mais dont il n'avait pas le mode d'emploi. Lui-même ne savait pas situer le nid de
ses évasions, ni nommer le personnage qui s'y mouvait. Ce n'est que bien plus tard
qu'il comprit qu'il avait aménagé le jardin en espace polaire et que le seul
survivant de ces landes désolées ne pouvait être qu'un trappeur.
Trappeur est donc né seul. Loin de ceux qu'il ne comprenait pas. Il est des nécessités, celle-là en était une. Il trouva un territoire à sa mission, qu'il réaménagea dans sa tête. Ne cherchez pas l'endroit. Il est trop vaste pour vous, trop froid de neige, trop glissant de pluie, le vent y fait continuellement des crises de nerfs. Le soleil y est interdit de séjour, incapable qu'il est d'amener les sensations fortes des pôles dont les trappeurs ont besoin pour être ce qu'ils sont. Le soleil porte à la plage, mais le sable, Trappeur n'en a cure.
L'étendue de ses activités laisserait pantois vos esprits citadins. Entre autres
choses, le soleil déraciné de son ciel, lui rend indispensable de s'abreuver au feu.
Technique qui requiert moult allumettes, un matelas de Figaro et brûle, sans
prévenir, le bout des doigts.
Le combustible nécessaire à son labeur était entreposé dans un réduit dont il semblait
inutile de franchir la porte pour être dans l'angoisse puisque la porte elle-même était
inquiétante. Il fallait un coeur de trappeur forgé dans l'azote liquide de la banquise
pour trouver le courage de pousser cette porte dont le grincement blanchissait les
cheveux assez stupides pour être restés accrochés à votre crâne. Le franchissement
de l'huis était accompagné d'un chant tonitruant qui donnait confiance et prévenait
les créatures rampantes, grouillantes de votre arrivée. Il serait juste d'ajouter
qu'on a jamais vu ces créatures, mais qu'on soupçonne leur existence en ces lieux
et ça suffit. La peur de ces pseudo monstres devait être plus forte que la peur
qui vous tenaillait. Vite, la main libre devait trouver l'interrupteur sous peine
d'attaques immédiates. Enfin, ce que chacun s'efforçait de nommer une ampoule,
s'allumait. Ampoule anémiée, en phase terminale de tuberculose, recouverte de
toiles d'araignées désirant profiter du faible halo pour connaître l'état de leur
garde-manger. Il était bon de savoir où aller, car on ne savait jamais où on était,
les yeux n'ayant pas eu le temps de faire le point. Le tas de bois atteint, Trappeur
se retournait, il distinguait le jour remplir l'emplacement de la porte. Son estomac
reprenait sa position normale et il trouvait la force de se charger les bras de forêts
entières puis s'en retournait vers de nouvelles aventures en prenant soin de bien
refermer la porte à clé afin que toute réouverture intempestive soit irréalisable.
La pensée le ramène inlassablement aux jours où Trappeur entendait avec horreur
l'ampoule s'éteindre, la porte se refermer dans des couinements catastrophiques
et le rire sardonique de l'escogriffe qu'on lui avait choisi comme frère, dont
il parle très peu car ça n'a pas d'importance. Dans le noir, des hurlements
escaladaient Trappeur, mais un trappeur ça ne crie pas, à peine si ça se permet
d'une voix grave :
" D'abord, j'ai même pas la pétoche. "
Le silence qui s'ensuivait, accélérait le malaise et au premier craquement sinistre on embrayait par :
" Mais ouvre quoi. "
Trappeur ne sait plus quand ni comment la porte s'ouvrait, mais dès la course aussi rapide qu'imaginaire d'une quelconque bestiole, les larmes baignaient la pleine brassée de bois. Lames de fond qui emportaient le feu, les courses folles en traîneau, les attaques de bêtes féroces et laissaient le sol pelé, souvenir d'un après-midi morne. Toutes ces mesquineries se régleront plus tard, sans témoin.
Laissons donc Trappeur refermer la porte et préparer son foyer.
Il en avait acquis les rudiments d'un passage chez les louveteaux. Peuplade de son
âge mais qu'il tenait pour trop sociale à son goût. Pas tout à fait ajusté au moule
qu'on lui proposait, après deux années d'une participation sans absentéisme notoire,
il s'était vu signifier la direction de la sortie à ne plus repasser dans l'autre
sens sous aucun prétexte. Le motif en était, à la grande honte du scoutisme français,
qu'il ne savait toujours pas faire, après vingt quatre mois de patience de l'encadrement
dévoué, un noeud plat derrière son dos. Enfin quoi les louveteaux " toujours prêts "
doivent tenir leur rang. Trappeur en fût dépité mais heureux. Dépité, car il sentait
bien qu'il était, une fois de plus, refoulé du reste de l'humanité. Mais pourquoi
vouloir faire dans le dos ce qui était inexécutable devant. Heureux car il s'envolait
de nouveau vers ses étendues de mutisme.
Après avoir réitéré des gestes ancestraux, il grattait les nombreuses allumettes impératives à l'embrasement du rite sacré. Accroupi, il veillait, heureux, la montée des flammes. Il laissait la chaleur lui ensevelir le visage jusqu'à l'insoutenable, puis reculant, il laissait aller ses oreilles. Le bois lui racontait les forêts profondes. La terre humide s'évaporait alentour en longs chuintements. Les tisons craquetaient en expulsant de longs jets de feu, la braise croulait et évinçait de longs soupirs. Etourdis, ses yeux s'enracinaient à l'or irisé des flammes. Les murs d'enceintes s'évanouissaient, le vent déferlait sur les interminables steppes gelées. Trappeur se volatilisait., vision ou mirage étaient les seuls à vous le révéler. Lui même ne peut élucider où son âme maraudait, sinon il gonflerait à nouveau ses voiles de ces vents disparus. Immobile, il se cristallisait jusqu'au moment où le feu lui redemandait des sacrifices en son honneur.
Qui lui communiqua, à ce moment de l'histoire, qu'il serait judicieux de s'intéresser
aux pommes de terre?
Certainement le fait que ces tubercules s'accommodent de tout et principalement
d'un rien. Qu'ils se trouvent facilement, à un prix intéressant et que somme toute
on les mange sans faim.
Les balbutiements livrèrent une cuisson particulière. Façon cuisine moderne, crue
quoi. Dans un deuxième temps, avec stupeur, se reconnaissant à peine, émergeaient
de la fournaise des moignons carbonisés qui avaient l'intention de s'apparenter
à solanum tubérosum. Une longue chirurgie périlleuse était essentielle à la
récupération du coeur de la pomme de terre. Seul organe, fort petit d'ailleurs,
restant digeste. Les yeux mi-clos, dans un silence que seuls les icebergs savent
répercuter, Trappeur dégustait. Avec délice, il suçait longuement ses doigts,
sans se soucier de ses ongles crasseux, car que voulez-vous, il y en a tant qui
ont la faim au ventre de par ce monde.
La cuisson s'améliorait à vue d'œil, la partie consommable grossissait. C'est
cela l'amour. Mais Trappeur s'habitue à tout. Il lui faut vivre dans le danger.
Après les pommes de terre, vinrent les pommes en l'air. Beaucoup plus fragiles
au contact du feu, elles permirent à Trappeur de faire un grand pas. Il comprit
que la cendre chaude amenait une véritable révolution dans le processus de cuisson.
Les jours de luxure, on ajoutait, juste avant la dégustation, quelques gouttes
de citron sur la chair encore fumante. Citron qui amena le second dessert, froid
celui là, il consistait à presser l'agrume avec les moyens du bord et à mélanger
le jus récolté à une telle quantité de sucre que le résultat était férocement
pâteux de sorte que les sirops du commerce ne puissent que faire rigoler un diabétique.
La viande présentait quelques problèmes. Trappeur n'avait pas encore découvert la merguez et la chipolata que tous barbecues français moyens réussit de nos jours à merveille. A cette époque, Trappeur avait à son actif du gastéropode " petit gris ", de la sauterelle, de-ci, de-là, suivant la saison et autres animacules à plusieurs paires de pattes ou sans patte du tout, puisque le lombric faisait partie de son laboratoire. Le petit gris n'était pas très coopératif, jeté au feu sa coquille crépitait en râles brefs, de grosses bulles venaient crever à la surface, puis allez récupérer une coquille d'escargot sur les braises. Lorsqu'enfin le sauvetage était réussi, la bête grésillée au fond de la maison, rechignait à faire surface malgré les clous et autres épingles à cheveux, extraits du sol puis apprêtés en de savoureuses fourchettes à gastéropodes. Il y avait pire, le succès total vous livrait une masse charnue, certes, mais encore baveuse, matière visqueuse qui ne portait pas à l'appétit. La sauterelle, plus difficile à attraper, s'avouait condescendante bien que délicate. Elle brasillait sans un mot dans le foyer. Exposée trop longtemps, personne ne semblait habilité à la récupérer; trop peu, il s'avérait qu'un brin de vie résistait. Après d'hospitaliers gratouillis sur le ventre une patte, voir deux les jours de veine, pédalaient faiblement. En remettant négligemment la demoiselle dans le brasier, Trappeur cogitait aux problèmes de la préhistoire, quand le premier feu fut allumé, que l'homme maîtrisa cette nouvelle énergie, à quoi pouvait-on s'en servir, que mettre dedans et combien de temps? Pensées qui lui prenaient le reste de l'après-midi, pendant que les deux derniers petits gris et les trois vers de terre, restés sur leur lit de braises, criaient " au feu ! ".