L'expansion.

 

En début de chaîne, les professionnels de la fourrure, dans le bruissement des immensités, sont , quoi qu'il en soit, entourés de rues, cernés de boulevards, abrutis de supermarchés et assourdis d'aérodromes. Ils font semblant de l'oublier en se noyant du bruit de leurs pas sur la neige.
L'étendue de Trappeur n'échappe pas à la règle, surtout à sa pointure. Son périmètre vital désire se déployer. Il s'est habitué à chaque arbre, façonné à chaque terrier, accoutumé à chaque repaire. Il réclame de l'inédit. Un besoin de s'étendre éclôt à défaut de rencontres amicales.
L'idée géniale d'un souterrain avec pièces secrètes et coffre fort incorporé, germa de cette exiguïté. Trappeur se révéla Maître d'oeuvres. Le lieu des travaux futurs, fut découvert dans la plus grande discrétion. La sublimité du site parachevé, avant d'être amorcé, le transcendait. Fi du feu, des pommes de terres et des sauterelles qui se cramponnaient au sursis imprévu pour se restaurer une petite santé.
Trappeur n'était pas peu fier d'avoir réuni en si peu de temps les outils nécessaires à son chantier. Ustensiles, qui momentanément, allaient manquer à d'autres, mais avant que ces disparitions ne soient découvertes et que le regard de la squaw ne se tourne vers Trappeur, la louche, le couteau scie, la paire de ciseaux et le martinet, en prévision des représailles, auraient déjà bien besogné l'ouvrage, épaulés qu'ils étaient en cela par une pioche et une pelle toutes deux plus grandes que Trappeur. Par un bel équilibre, une binette, dont la terminaison réduit le matériel, rasa les murs dans l'obscurité pour rejoindre au plus vite le reste des Compagnons du Devoir.

  Sans témoin gênant, l'édification du puits, de ce qui allait devenir le réseau souterrain le plus vaste et le plus abscons du monde, commença son ascension. Ascension, d'abord parce que les échelles de valeur du Trappeur n'étaient pas encore bien précises, ensuite parce que dans descente, il y a enfer, alors que les couloirs secrets de ses galeries, pourvus à leur finition de tapis roulants contre l'asthénie, emmènent vers un eden pavé de tout autre chose que des charbons ardents. D'ailleurs la possibilité d'installer des ascenceurs à ambiance musicale agrémentés d'un liftier pour égrener l'agencement de chacun des étages, comme dans les grands magasins parisiens au temps de leur splendeur, n'était pas écartée.
En fait de puits, qui donne une impression de vertige dès que l'on se penche sur la margelle, nous nous entretiendrons d'une cavité circulaire atteinte d'un bon mètre de profondeur après des éternités de labeur démesuré. Le Maître d'oeuvres avait prescrit cette pointure, car l'intérêt dans une galerie secrète, ne réside pas dans la partie verticale, mais dans l'horizontale ou espérée telle.
C'est en cette période, au détour d'une expédition, que Trappeur améliora la technique de son génie thermique. Il faut savoir que l'automne du grand nord est pluvieux, avec ciel normalement chargé pour la région, mais fond de l'air frais. Lors d'un ravitaillement, aux abords d'un chantier non secret celui-là, il vit des travailleurs émigrés, là dis-don', nouvellement arrivés et frileusement regroupés autour d'un braséro improvisé dans un grand bidon de deux cents litres, percé tout autour et que l'on chargeait de morceaux de bois dont la taille le laissait rêveur. Lui, plus modestement, décida de reproduire dans un bidon d'au moins cinq litres le même phénomène. La leçon apprise lors de l'exploration fut restituée fidèlement. Trappeur consacra plus de temps à charger le braséro et à se réchauffer les mains, qu'à creuser le souterrain, en pensant que les travailleurs de couleur sont des gens très convenables, beaucoup plus proches de lui, malgré ce que certains insinuent.

  Le métier de Maître d'oeuvres s'apprend sur le tas. Justement, un tas de terre s'amplifiait malhonnêtement au fur et à mesure que l'excavation s'échancrait. Par quelle ruse d'espion pouvait-il volatiliser cette masse? Le monument devait rester secret. A défaut du subterfuge de fin limier, Trappeur utilisa la subtile tactique du jardinier, il étala en couches fines la cargaison, sans trop penser à la suite des événements, car enfin, nonobstant les lendemains incertains, il est rare de penser et de prévoir tout à la fois. C'est par le même raccourci qu'il est stérile de vouloir définir la durée des travaux. Sachez-le, pour un trappeur, le temps ne s'apparente pas au vôtre. Le sien s'écoule à l'orée du souffle de ses grands espaces, régis par d'autres pulsations que celles de la montre à quartz et puis d'ailleurs vous ne comprendriez pas.

  Donc à quelques temps de là, Trappeur se tenait entièrement dans une situation aussi horizontale que le lui permettait le boyau foré par ses soins. Le tunnel d'ores et déjà plus long que lui, avait une forme légèrement conique qui allait son chemin en se resserrant avec toujours plus de vigueur. C'est la sueur requise qui en décidait ainsi. Plus l'ouvrage avançait, plus Trappeur sentait la chaleur du gîte l'envahir. Il avait hâte de refermer la lourde porte d'acier sur la première salle qui l'isolerait encore mieux, qui lui permettrait de serrer ses outils en cache sûre. L'imagination façonnerait de nouveaux pièges, raconterait de nouvelles prises. Il y déposerait ses secrets, ses longues solitudes.
La terre, durement arrachée du fond de l'antre, était refoulée à ses pieds qui à leur tour la boutait vers le fond du puits, en fait l'entrée de la galerie, pour ceux qui n'auraient pas suivi la trajectoire. Par reptations arrière et demi-tour périlleux, il lui était enfin possible de hausser la glèbe en surface pour l'étaler sans faire de bruit, car les Iroquois sont toujours à l'affût.
Vite il trottinait vers le braséro, le rechargeait, se réchauffait les mains en méditant aux incalculables possibilités offertes par la vie cavernicole. Trappeur plissait les yeux, à chaque centimètre gagné sur le néant, du trou de serrure de sa pupille, il distinguait la tournure plus ponctuelle prise par sa forteresse souterraine. La lenteur de la dure réalité manuelle l'effarait à une telle puissance, qu'il lui arrivait d'imaginer un trésor au bout du tunnel. Le bruit mat de l'outil contre la carapace protégeant les pépites, le soulagerait. De ses doigts crevassés et asphyxiés de travail, il dégagerait par petites caresses successives un coin du coffre. Beau comme celui oublié dans les cales d'un galion sabordé, puis libéré par une tempête et transporté par les courants sur un haut fond où il s'envasa. L'eau, en se regroupant vers les pôles devenus plus froids, laissa les domaines de Trappeur tout secs et riches d'un trésor qui lui permettait d'envisager de faire percer son repaire, qui n'aurait plus rien de secret, par des travailleurs d'une autre culture, privés de braséro, sinon il y a trop de laisser-aller dans la profession.
Subtilement dorés, les rêves les plus charmeurs n'empêchent pas le coq de chanter l'orient exsangue. Lueur blafarde qui vous découvre une gueule de bois d'espoirs déçus à la vue du coffre magnifiquement débarrassé de son pactole. Coffre chimérique qui vous écrase dans le cinquième sous-sol d'un abîme et travestit la pioche en cuillère à café, d'ailleurs suffisante ces jours là pour prolonger, par quelques flasques gratouillements, la galerie toujours plus pointue.

  Certains jeudis un brouillard de fin coton emmitoufle les ombres, s'évanouit sur votre passage et se cicatrise juste derrière avec un sourire méchant. La brume ne livre aucun bruit, complique l'allumage du braséro, efface toute trace pour mieux vous perdre. Le serein et le froid imposent de se préserver. Mais Trappeur aime cette atmosphère brouillée. Dans la boue polaire, accroupi, il guette l'instant bellissime où la fange pénètre insensiblement les semelles blessées. La brouillasse assaille le sac de jute rêche jeté sur sa tête, infiltre le pull épais et coule calmement en fines gouttelettes le long de son dos. C'est lorsque le froid plante ses lames dans la chair que Trappeur se sent uni aux professionnels, alors il rallie le cercle fermé des aventuriers endurcis. Il résiste aux intempéries qui lui permettent de s'y croire encore un peu plus. Il sait qu'il arrive à la croisée où la mort, sans effraction, va lui cambrioler le coeur pour lui arracher le reste de vie. Par habitude, il choisit cette seconde pour rentrer au chaud, car même les plus belles histoires doivent avoir une fin.

  D'autres jeudis, le travail est félon, il utilise des procédés sans consistance, à ossature vicieuse, qui débutent sur des aurores muettes. Les jours parlent, on les écoute à peine et on s'affaire. Tout à son réseau de galeries, Trappeur n'entendait pas. L'avenir merveilleux tracé par l'hypothétique finition de son chantier le catapultait au fond de sa caverne. La terre était lourde d'humidité mais il n'en sentait pas le poids ni le froid. Il creusait, amassait, extrayait et c'est justement lorsqu'il apparut à la sortie du boyau, afin de remonter les seaux de terre, qu'il entendit derrière lui un bruit sourd, chargé de gravité. Il sentit un souffle dans ses reins et ses mollets furent bloqués dans une gangue.. L'angoisse lui fit planter ses griffes sur la margelle du puits. Il n'arriva pas à se relever d'une situation qu'il n'appréciait pas encore à sa juste valeur. Une jambe refusait de bouger, coincée qu'elle était. Un peu plus blanc que d'habitude, Trappeur se tourna d'un quart de tour pour voir ce qui l'immobilisait. Il saisit d'un seul coup à quoi pouvait bien servir le boisage de mines dont il ne connaissait rien. La galerie accueillante dans laquelle, taupe, il fourrageait dix secondes auparavant s'était écroulée. Avec un léger tremblement et une soif gagnant du terrain, sans trop de conviction, il dégagea le membre séquestré. Assis, la tête légèrement penchée par la mollesse des muscles refusant de la porter, il comprit que la mort lui avait frôlé les oreilles car il n'était certes pas encore à l'âge où on sent des aisselles, mais déjà à celui où discerner un danger s'exprime avec des mots. Enterré vivant. Comme un automate aux mains moites, Trappeur prit la pioche, de rage écroula le reste de ce qui avait failli devenir son tombeau et laissa une amère cicatrice béante dans le jardinet de ses rêves polaires.

 

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