La rencontre.

 

Je me sens confus d'intervenir dans ce récit, mais il me semble que par-delà les nombreux espaces qui nous isolent depuis, Trappeur me chuchote de conter notre aventure commune. Si je me fourvoie sur cette forme de télépathie, c'est au nom de notre relation passée que je m'exprime.

  Je m'appelle Oudha en souvenir du sable brûlant de la solitaire gare de Oued Oum el Oudha où un peloton d'une trentaine d'hommes avait la charge de faire respecter le calme tout au long des nombreuses mines à l'est du Maroc.
Au nord de cette ligne, prés d'Oujda, sont parsemées plusieurs mines de plomb. Lors d'un bref arrêt à proximité de celle implantée à Zellidja, ma mère, mascotte de la garnison en tournée d'inspection, rencontra mon père gardien du lieu. La concision de cette entrevue lui convint pour me transmettre son hérédité pure malinoise.
Mais la troupe, toujours en mouvement, s'ébrouait déjà pour l'ailleurs. Si mes souvenirs sont exacts, ma mère mit bas à l'ombre d'un chevalement de la mine de charbon de Tendrara. Les jours s'écoulaient mobiles entre l'affection de Chiquita, la guenon adoptée et l'âne Tarzan. De toutes les dispositions naturelles dont use mon espèce, il en est une qui retint l'attention de tous ces hommes. Sur une distance importante, je rampais silencieusement à la demande. Pour cette raison ils m'acceptèrent à leurs chasses aux gazelles, cette activité me servit d'une façon inattendue plus tard.
Parmi eux, un militaire m'adopta, rien ne le différenciait des autres durant notre vie commune le long de la frontière, mais lors de son départ définitif, c'est à lui que s'attachèrent mes pas. Après un long voyage en train dans le désert, nous descendîmes sur un quai de gare dont l'aspect grandiose ne pouvait en rien me remémorer celle tant aimée que j'avais abandonnée pour toujours. Aussitôt mon odorat fut agressé par une odeur inconnue jusqu'alors. Elle provenait d'une étendue énigmatique, la mer, tellement grande qu'elle s'unit au loin avec le ciel, mon angoisse cherchait à deviner au-delà.
Alors que mes activités destinaient mes lendemains à se réaliser dans l'Est marocain, nous embarquâmes pour le septentrion où me guettait une autre existence. L'inquiétude accompagnait la vue déformée des maisons étagées sur les hauteurs s'éloignant peu à peu, morceaux de sucre dégradés à travers la dilatation de l'air. Par delà, je subodorais les dunes frémissantes au long desquelles s'estompaient mes courses joyeuses. La main de mon maître se posa sur ma tête, ce simple geste dissipa un peu mon anxiété, j'esquissais vers lui un coup d'oeil et ce qu'interprétait son regard me surprit. A quel point les hommes sont chargés de sentiments contradictoires. La ville s'amenuisait à ne plus devenir qu'un lavis, mais il la scrutait avec attention, restait dans ce sable l'empreinte d'une partie de sa jeunesse qu'il n'oublierait jamais. Il s'était lié au désert aride où rien ne pousse que de simples touffes d'alfa et malgré le voile de tristesse posé sur son regard, déjà, tout là-bas, il baignait dans ce quelque part derrière son dos. Les battements de son coeur se ravivaient au plaisir du retour vers sa terre natale.

  Je fus baigné de l'interminable moment, lorsque les quatre points cardinaux nous cachent des rivages trop lointains, sans nom, sans image. La mer devient alors éternelle, un livre se ferme, en quels parages se rouvrira-t-il?

  Avec minutie, j'inspecte la nouvelle demeure luxueuse à souhait, sans aucune mesure comparée à celle qui a exalté ma jeunesse, mais l'examen me découvre une liberté condamnée par une clôture. Mon flaire jauge l'espace imparti, s'intéresse ça et là aux nouvelles senteurs. Tout à mes découvertes, l'intuition d'un regard posé sur moi détourne ma vue, nos regards s'accrochent, il est celui dont j'ai besoin. Des premières caresses qu'il me distribue, je devine le vide à boucher dans sa vie. Il deviendra l'ami idéal pour distraire mon épouvantable inactivité. Les autres résidents, absorbés par leurs occupations extérieures, me laissent seul à ma vie de chien, lui, attelé à bâtir des récits dans lesquels il m'incorpore, se tient plus souvent à mes cotés. Une préférence également acquise car il est difficile à quatre pattes de se sentir proche de l'adulte; Trappeur, dans sa simplicité naturelle m'en donne la possibilité. Sa taille s'ajuste plus convenablement à la mienne. Les grands m'obligent à lever la tête lorsqu'ils me soumettent à leurs jeux enfantins, à force cette position me déclenche de violentes douleurs cervicales. Pour ces plans de batailles, Trappeur est souvent assis sur sa planche, je pose ma tête sur ses genoux et nous voguons à perdre haleine sur la houle de son imagination. Elle me transporte vers des chasses inconnues, sans gibier, mais tellement importantes pour lui. Quand ses doigts passent dans ma fourrure, qu'il se confie, je ne bouge pas, je le fixe la tête un peu penchée pour mieux intégrer ses soucis. La tendresse de ce compagnon idyllique distrait mon désoeuvrement banlieusard, l'oreille dressée, le regard en éveil, j'interprète ses volontés, ses espoirs, pour lui, de temps à autre je dois faire les pieds au mur car ses occupations révolutionnent mes habitudes. Chien natif du Maroc, spécialiste de la gazelle, me voilà dans l'obligation de me métamorphoser en malinois sillonnant les forêts glacées à la recherche des hardes de rennes. A bien y réfléchir la transformation ne semble pas impossible, les rennes eux aussi ont des cornes et puis la vérité doit s'adapter, sinon la vie devient insupportable. Cependant les journées ne sont pas toutes pareillement pleines d'événements. Parfois il s'installe près du feu, observe immobile les flammes, je l'imite pour l'aider. Il me propose des pommes de terre cuites, je les renifle par amitié, mais je dédaigne cette nourriture ô combien vitale pour lui. Par ailleurs, la gamelle du soir me semble nettement plus appétissante.
Notre mission la plus technique consiste à débusquer l'ennemi à l'affût des animaux prisonniers de nos pièges. Je me charge de la désinfection de l'Est de la zone. Plaqué au sol, les oreilles couchées en arrière, je rampe pour me rendre invisible. Trappeur s'occupe de l'ouest, progresse avec difficulté, absorbé qu'il est par mon exercice. Il m'admire, me rend donc heureux, puis disparaît à son tour pour me mimer.
Soudain mes oreilles se redressent, avant de l'entendre, je l'évente. Après quelques reptations tendues mais silencieuses qui me rapprochent de lui, en un bond je jette toute mon énergie, mes aboiements, mes crocs, pour faire barrage à l'ennemi qui tente de violer notre territoire. La gueule écumante je n'entends pas le type en blouse grise comme son teint, bloqué derrière le portail chevroter d'une voix toute menue.

  " Je viens livrer les bouteilles d'eau. "

  Trappeur débouche d'un fourré redoutable, aperçoit le livreur de chez Goulet-Turpin flageolant, commande de me taire.
Je conçois facilement que j'en fais trop. C'est la difficulté avec ces jeux, on s'y croit volontiers.
Le passage enfin libre, chaque main encombrée d'un cageot en bois véritable habité de douze bouteilles exclusivement en verre - pour vous situer l'époque - le monsieur rase les murs, dépose prestement son chargement et tout en m'observant en coin, l'air de rien file vers d'autres livraisons. Comment ai-je pu croire que ce personnage anodin concernait nos passe-temps d'hommes? Son retour sert l'occasion de lui renifler son pantalon, je me retiens pour ne pas lever la patte sur l'effluve des chaleurs de la chienne d'à côté qui s'en exhale.

  L'ambiance brisée par ce perturbateur devient propice à s'investir dans d'autres activités. Au gré de Trappeur je me convertis en son ami le loup. Pour la circonstance, les pièges installés un peu plus tôt sont gommés, je ne vois pas l'utilité de m'abîmer les pattes dans leurs mâchoires. Le rôle ne pose aucun problème puisqu'il me suffit de m'inspirer, en quelques sortes, de mes ancêtres. L'union de nos deux personnages traqués et solitaires s'avère intéressante car elle se nourrit d'une indispensable solidarité doublée d'une douce et chaude tendresse. Eléments qui soudent notre esprit au point d'être persuadés que cette histoire n'appartient qu'à nous. Nous l'avons inventée et l'interprétons façon Croc-Blanc, mais sans les chérubins demeurés, de sexes différents, beaux à en frissonner qui l'interprètent sur grand écran. Ils n'ont rien à faire dans notre cabane imaginaire au robinet de laquelle ne coulent que des glaçons.

  Comédiens à vingt cinq images seconde ou rêveur n'osant pas affronter l'avenir, chacun devrait comprendre que même les mieux huilés des contes traînent derrière eux une mèche qui se consume. Nos reptations, nos cabrioles, tes cris de joie, la félicité offerte, dissimulent l'explosion inévitable que ni l'un, ni l'autre nous ne comprendrons.

  Quand le sommeil saupoudre encore tes yeux de trappeur, un matin à l'heure où le soleil émerge dans une poussière d'or cuivré soulevée par la brise d'un soupir câlin, on planta sauvagement un poignard entre les reins de notre aventure. De la souffrance jaillit mille gouttes de rosée, perles de larmes d'une nuit achevée qui hurle et se plaint. Pour des raisons qui ne peuvent concerner que les adultes, je fus emmené loin de toi, sous d'autres cieux, vers d'autres maîtres détenteurs d'une forêt soi-disant plus vaste que l'espace inventé pour notre rencontre. Forêt dans laquelle peut courir à s'en époumoner l'allégorie du loup, mais privé de son Trappeur resté amèrement seul sur sa planche, mué à son tour un peu plus en loup.
Longtemps après notre séparation, mon sommeil était agité de ta présence et de nos longs affûts.

  Je ne t'oublie pas Trappeur, mais toi, penses-tu encore à moi?

 

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