Malgré ses vastes occupations septentrionales, Trappeur ne s'encroûtait pas sur
sa banquise. Pendant les périodes dites de " vacances scolaires ", il émigrait
pour découvrir d'autres horizons. Il levait le camp pour investir un petit secteur
dont l'automne est plombé d'un gris luminescent. Ce gris ambiant est déchiré en
de rares endroits par des écharpes bleues d'où jaillissent quelques rais de soleil
qui s'écrasent sur les vignes par taches. Les feuilles mordorées s'enflamment
alors, en exhalant des éclaboussures brunes, rouges, oranges et jaunes. Sur cette
symphonie, les yeux glissent à peine. Les instantanés mûrissent paisiblement et la
mémoire, aidée par le temps, vous les restitue beaucoup plus tard, comme pour justifier
ce bonheur si lointain.
Née d'une main d'artiste, cette contrée est enchâssée entre la Saône et le Rhône.
La Saône paraît assoupie au pied du mont Beaujolais, tandis que plus à l'est, d'un
coup de crayon rageur, le Rhône délimite un plateau rocailleux tavelé de nombreux
étangs, les Dombes, entre lesquels se faufile la Chalaronne. Son nom coule dans
le gosier de Trappeur pour baigner sa mémoire et la lui rafraîchir. Cette rivière
serpente pour le bonheur du gamin et pour éventuellement grossir la Saône dans
laquelle elle se jette après un dernier clin d'oeil.
Sur les berges d'aval de la Chalaronne, l'arrivée des deux pêcheurs tétanisait
tous les poissons présents. Le premier, sûr de lui, aussi droit que son corps de
ligne, était l'aîné de trois ans du suivant, un peu moins sûr de lui et qui pestait
contre sa ligne déjà entortillée autour de la canne. Tous deux parvenus sur le lieu
du massacre, Trappeur s'exténuait une bonne demi-heure pour désemmêler l'indémmêlable.
Pour finir, il fallait couper le fil entre les canines, rabouter par des noeuds
grossiers, prétentieux au point de vouloir se nommer " noeuds du pêcheur ", et
se contenter d'un fil de 90 centimètres en échange des 2,50 mètres du départ. Fier
de sa réussite tout de même, il ouvrait le coffret en bois contenant pêle-mêle des
hameçons rouillés, des flotteurs endommagés ou incomplets, du fil invisible dont
les deux bouts l'étaient également, empêtrés au centre de la pelote et deux petites
boites identiques en plastique vert coiffées d'un couvercle constellé de minuscules
trous. L'une était réservée aux asticots, l'autre aux vers. L'écrin à peine ouvert,
il découvrait avec dépit que durant le trajet, les deux boites d'appâts s'étaient
renversées. Il convenait donc de réunir qui avec sa sciure, qui avec sa terre afin
que les uns ne dévorent pas les autres ou vice versa. Le grand ayant la prérogative
du partage des èches, Trappeur remarquait au passage qu'il était surtout fourni en
sciure et en terre.
Durant tout ce remue-ménage, il guignait avec envie l'installation majestueuse de
l'Expert, qui auscultait l'eau pour s'assurer la place idéale, abritant évidemment
une concentration importante de poissons. La mort dans l'âme, Trappeur décidait de
se poser le plus près possible du Professionnel, mais cependant pas trop pour éviter
les admonestations inévitables.
" Tu veux pas pêcher dans ma bourriche, non? "
Mais assez pourtant, car il faut profiter des miettes de bancs entiers qui stationnent
sous la ligne de l'aîné. S'il n'avait pas eu tous ces malheurs, sûr, c'est l'emplacement
qu'il aurait adopté.
Avec le temps, Trappeur - fatigué par les échecs sur lesquels nous reviendrons dans
un instant - s'éloigna de la tête de carnaval posée sur les épaules de son frère
puisque celui-ci rapportait, par sa seule pêche, la friture à ingérer.
Ne rêvons pas, il fallut bien le premier jour du premier poisson. Tout à ses pensées,
le sion largement plongé dans l'eau, le bouchon en villégiature au gré du courant,
le regard de Trappeur fut attiré par le flotteur qui tentait d'aller plus vite que
le fil de l'eau et surtout, plus curieux, dans le sens contraire. Quel était ce
nouveau phénomène? Il semblait impensable que ce soit un poisson, il n'en prenait
jamais. Il tenta de remettre le flotteur dans de meilleures dispositions d'esprit,
mauvais joueur le bouchon plongea sans demander son reste. Tel un ressort, les
automatismes en éveil, Trappeur se leva, ferra, sentit une résistance. Avant qu'il
ne le vit, il criait à l'intention du Mercantile:
" J'en ai un, j'en ai un. "
Mais comment était-ce possible? Comment avait-il fait pour s'accrocher?
" J'en ai un, j'en ai un, j'te dis. "
Effectivement, merveille des merveilles, fierté des fiertés, il était au bout de l'hameçon, encore frétillant dans toute sa beauté.
" Eh, regarde j'en ai un ! "
" Ouais j'ai compris, tu voudrais pas en avoir deux sur le même hameçon? Pas bien gros avec ça. Oh pis c'est une perche arc-en-ciel. " disait l'Illustre.
" Ah oui c'est ça! " surenchérissait l'Emerveillé devant un tel savoir.
" Tu peux la remettre à l'eau, ça se mange pas. " roucoulait l'Asperge.
L'assurance de Trappeur chutait quelques degrés.
" Ben pourquoi? " se rebiffait l'homme du grand nord.
" C'est plein d'arêtes et c'est pas bon j'te dis. " adjugeait l'Epouvantable.
Trappeur scrutait le poisson toujours ancré au bout de la ligne, calmé de ses
frétillements, mais avec la nageoire dorsale déployée, dardant une série d'aiguillons
certainement alimentés par un venin mortel. La perche arc-en-ciel en paraissait
un peu moins sympathique. Quoi qu'il en soit, il ne savait pas trop si les plus
gros signaux de détresse étaient lancés par l'oeil du poisson en pleine asphyxie
ou par lui-même en pleine déconfiture. Il en est resté que jamais de sa vie il ne
consomma de perche arc-en-ciel. Pensez donc, c'est plein d'arêtes et c'est même
pas bon!
Il décrocha sa prise à l'abri des regards. Des larmes coulaient sur ses joues. Le
poisson remis à l'eau, nagea sur le côté, reprit son souffle et disparut à tout
jamais. Cette nouvelle vie offerte consola Trappeur. Sa deuxième prise, celles qui
suivirent, toutes comestibles qu'elles furent ne lui donnèrent plus cette sensation.
Mais revenons aux jours où presque collé au Démoniaque, l'attente commençait,
les deux regards braqués sur le bouchon du Spécialiste. Ce qui laissait tout loisir
aux poissons malins de venir boulotter l'asticot ou le ver mal accroché à l'hameçon
de celui qui savait attraper manuellement les saumons à la manière des ours de l'Alaska,
mais était pris de frénésie subite lorsque son bouchon filait dans les profondeurs aqueuses.
On lui avait dit de ferrer, alors il ferrait, si fort que son fil, accompagné du
bouchon, des plombs, de l'hameçon et du moignon décorant le piège crochu, s'élevait
si haut dans le ciel, qu'il y rencontrait infailliblement les branches basses du
platane se trouvant au dessus de lui. Situation boiteuse que celle d'un Trappeur
pêchant dans le ciel les rayons du soleil. On commençait par tirer timidement pour
savoir s'il était possible de rêver une éventuelle récupération, mais le rêve fait
partie d'une espèce qui tourne souvent au vinaigre. Les larmes aidant, la pression
sur le fil s'enhardissait. Plus on tirait, plus on sentait l'hameçon cramponner la
branche. Il fallait se résoudre à demander l'aide du Magicien qui avait un coup
surnaturel pour casser le fil juste en dessous du bouchon. D'une main experte le
grand déroulait en pleine lumière tout son savoir et d'un coup sec rompait, comme
prévu, le fil à quelques centimètres du bouchon.Trappeur l'admirait, mais ne lui disait pas.
La pêche perdait un peu de son intérêt, car la ligne incomplète remise à l'eau,
le bouchon se sentant orphelin de ses plombs et de l'hameçon décidait bêtement de
se coucher sur l'eau et bercé par les vaguelettes, il terminait sa nuit.
Trappeur laissait le matériel à l'eau car on ne sait jamais et s'inventait sur la
berge de nouveaux continents chargés de vies agitées et bruyantes qui avaient le
don d'enrager le concurrent restant. Celui-ci se sentait investi d'une mission:
anéantir la faune sous-marine pour son seul plaisir. Cette vocation demande le plus
grand silence. Il devenait urgent d'envoyer la petite chose gesticuler ailleurs,
lui confier une besogne importante.
" Oh! Si t'as rien d'autre à faire, va donc me chercher des vers de vase et des asticots. "
Alors là, Trappeur gonflait d'orgueil. Enfin le grand Bidule s'abaissait à lui quémander
un service. La récupération des vers de vase ne posait aucun problème. Il suffisait
de prendre le risque - quel piment ajouté à l'épreuve - de s'approcher de l'eau,
d'y plonger une jambe dont le pied se trouvait déchaussé au préalable, et avec
une petite pelle, ou ses doigts, creuser la vase au bord de la berge afin de recueillir
des vers très fins, couleur rouge. Ces vers ne servaient qu'aux pêcheurs confirmés,
ils sont tellement fins que si Trappeur s'aventurait à en accrocher à ses hameçons,
la seule chose qu'il réussissait, tenait en une bouillie rougeâtre adhérant à ses
doigts.
La collecte des asticots sollicite beaucoup d'attention, de rapidité et d'adresse.
Comme tout pêcheur le sait, l'asticot naturel, pourrait-on dire, se trouve là où
la mouche pond. Il est donc de première urgence, en arrivant sur les bord de la
Chalaronne, de repérer la ou les vaches car la mouche se complaît en présence du
ruminant. Le pêcheur n'y est pour rien, mais la vache défèque, la mouche en profite
pour prendre un bain de jouvence et aléatoirement y dépose ses oeufs. Ne jamais
choisir une bouse fraîche pour la récolte de l'asticot, elle resterait vaine et
les doigts collants. Le choix doit se porter intelligemment sur une bouse sèche
sur le dessus, cela donne plus d'aisance à son retournement et là, fils de la
lumière, la vie jaillit dans un grouillement chaotique. Sans perdre de temps, car
l'Energumène pendu à l'autre bout de sa canne à pêche s'impatiente, entre le pouce
et l'index, on saisit les rampants et on les met dans une petite boite. Les premiers
sont faciles à attraper, les suivants se laissent désirer, il est nécessaire de
farfouiller dans le support odoriférant pour ramener à la raison ces petits êtres
épris de liberté.
" Si ça continue, ils ont plus vite fait de venir à pied, tes bloches! " s'impatientait sa Fierté Sérénissime.
" Oui, j'arrive, j'me nettoie les mains. " télégraphiait Trappeur.
" Perds pas ton temps à les laver, suce tes doigts! " humorisait l'Esthète.
Idée qui mettait le coeur au bord des lèvres de Trappeur, lui qui, un quart d'heure
plus tôt, mangeait une de ses crottes de nez, longuement apprêtée entre le pouce
et l'index.
Que voulez-vous, à cette époque l'enfant vivait près de la nature.
Il nous arrivait d'abandonner les bords de la Chalaronne pour visiter, grâce à la
Panhar PL17 de nos hôtes, des indigènes de notre sexe et de nos âges respectifs,
cousins pas du tout germains, mais qui embrassaient un but identique au nôtre,
imaginer la plus belle ânerie de la journée. Les deux grands gagnaient à chaque coup,
avec beaucoup de tact il la laissait accomplir aux deux plus petits ou, sans en avoir
l'air, composaient de telle sorte que la faute retombât sur les plus jeunes.
Cette famille possédait une menuiserie équipée de machines si dangereuses qu'il
semblait défendu de simplement les regarder. Le fonctionnement simultané de plusieurs
d'entre elles, accompagné de sifflements aigus, de crachotements de sciures, suffisait
à nous en éloigner.
Le plus attrayant se situait dehors. De l'atelier débouchait une voie ferrée, de
largeur réduite, elle fuyait dans la propriété pour nous entraîner dans quelque mine
d'or au butin fabuleux. Tout cela demeurait très secret, car l'autre extrémité des
deux rails disparaissait dans un hallier impénétrable. Occupons nous donc de la
partie visible du chemin de fer. Trappeur, une locomotive dans la tête, avec restitution
de tout le fracas dégagé par le monstre d'acier, s'occupait à trier une infinité
de wagons en partance pour la montagne d'or. Les images affluaient trop nombreuses.
Il éprouvait le besoin de s'asseoir sur un rail pour laisser libre cours à son
imagination, la tête dans les mains, il percevait plus facilement les wagons
s'ébranler et rythmer leur cheminement au passage des éclisses.
Les deux grands et son alter ego surgissaient dans des éclats de rire dont l'intensité
appuyait l'ampleur de la nouvelle bêtise exécutée.
" On te cherche partout, on fait la course? "
Cette irruption évaporait la lente progression en partance pour les fonds de mines garnis de pépites.
La course remettait en valeur un truck, sorte de vieux wagonnet, abandonné là par
les aïeux. A l'époque il transportait des troncs débités en plots jusqu'aux phénomènes
installés dans la menuiserie afin qu'ils les avalent puis expulsent l'indispensable
à la confection de meubles joliment ouvragés.
Les deux plus petits, durant l'épreuve de vitesse, endossaient le privilège de monter
sur la plate-forme roulante, les grands, quant à eux, poussaient pour se chauffer les
muscles. Un champion, ça se prépare. Dès les premiers tours de roues du truck, les
déformations de la voie, en de brusques oscillations, se répercutaient au corps de
Trappeur, allongé à même les madriers disjoints. Le bois, tel un stéthoscope,
amplifiait, à l'oreille collé tout contre, le bruit du roulement sur l'acier et
le grincement du boggie dans les virages.
Prêts à en découdre, les athlètes resplendissaient. La tension ambiante s'élevait,
leur regard se teintait de haine, un seul but, le meilleur temps.
Parfois, Trappeur se voyait confier le chronométrage. Cet honneur déclenchait un
mal de ventre épouvantable dû à l'importance de la décision finale qui désignerait
le vainqueur. Une simple montre se sacrifiait pour seconder le chronométreur, par
chance elle était dépourvue de trotteuse, la tâche s'en trouvait fortement simplifiée.
Il suffisait donc de se souvenir dans quel sens s'installe cet ustensile et se remémorer
pour quelle raison une aiguille parait plus longue que sa voisine. Choses que Trappeur
n'avait pas pris le temps d'approfondir au grand dam de ses géniteurs. Mais comme
la victoire de celui-ci donnait systématiquement sujet à discussion violente pour
celui-là, il ne semblait pas de première urgence de savoir déchiffrer l'heure. Et
puis arrêtons là les pinaillages, car de toutes façons, pris par l'ardeur du
compétiteur - les poumons en feu, arrachant de tous ses muscles le wagon vers une
hypothétique victoire - Trappeur avait légèrement tendance à oublier la montre
alourdie inutilement de ses deux aiguilles.
Le plus important tenait dans le fait de ne jamais faire gagner le même. Cette
attitude permettait au précédent triomphateur, le torse bombé de fierté par sa
dernière victoire de le dégonfler en des plaintes véhémentes contre le chronométreur
tenu dans un profond dégoût, pauvre avorton, mutilé du cerveau ne comprenant même
pas à quoi sert le temps qui passe et les rapports mathématiques à sa mesure.
La troupe repartait harassée, mais heureuse. Avorton, fier d'avoir pu servir les
concurrents virtuoses, se trouvait grandi par l'impartialité intègre de ses décisions.
Pour sûr l'honnêteté de celles-ci n'avait pas à rougir des verdicts énoncés par
les juges sportifs à l'endroit des champions actuels.
La fatigue ne jugulait pourtant pas le chambardement des quatre compères. Ce soir là,
la maison regorgeait d'invités, les adultes se trouvaient dans l'obligation de
coucher dans la même chambre les deux grands dans un lit et les deux benjamins
dans un autre contigu. Est-ce la nouveauté de devoir dormir ensemble, ou le ressort
nerveux trop tendu qui n'en finissait plus d'affoler la mécanique? Toujours est-il
que le tohu-bohu se perpétua bien au-delà de minuit. Après plusieurs rappels à l'ordre,
excédés, les responsables firent irruption dans la chambre dévastée, prièrent les
quatre anarchistes de préparer les valises puis de se tenir au garde à vous aux
pieds des lits dans l'attente d'un départ imminent. La tristesse de la séparation
ne donnait plus du tout envie de sourire. Les adultes se concertaient: était-il
bien sérieux de partir à cette heure? Mais sinon, que faire? Nous dissocier? Dans
ce cas installer les grands sur un matelas posé au sol dans le salon et les plus
petits chacun dans un lit. Pour autant, ces derniers allaient-ils rester calmes?
Personne ne voulait en prendre le risque. Que celui qui en eût l'idée soit remercié,
il fut délibéré que le premier serait rejoint par sa grande soeur et que Trappeur
serait couché au côté d'une de ses cousines, qu'était une grande qu'avait déjà du
poil, qu'on a évidemment jamais vu, mais on l'imagine et c'est pire.
Quelle nuit torride avons-nous passée cousine éloignée. A peine installé près de toi,
aussi innocent qu'une bombe fond sur un territoire ennemi, n'ayant rien à te proposer
de mieux, je me suis effondré dans le sommeil du trappeur ravagé d'aventures et de chair.
Laisse-moi encore imaginer: alors tu as caressé ma mèche rebelle, tu as essuyé les
gouttes de sueur perlant de nos courses folles, tu as déposé tendrement un baiser
sur mon front, il me brûle toujours, et en lui souriant comme seule une femme sait
le faire, tu as souhaité d'agréables rêves au vilain petit canard.