Les morts.

 

Les secondes s'effilochent en vaines rencontres. Trappeur s'invente des amitiés constructives, mais comment les utiliser? Il écrit des courriers fondamentaux à ses intermédiaires en laissant courir son stylo sur le papier, sans former les caractères, mais en respectant les espaces et la ponctuation pour plus de compréhension. Il se les envoie et les reçoit tout aussi illisibles, mais tellement chauds d'humanité. Pour apprendre la suite à vivre, pour connaître le mode d'emploi, il épie des grands, déjà surplombés de quelques cheveux blancs, qui se distribuent d'amicales accolades, baignées de grands rires graves, ponctuées de tutoiements assourdissants. Trappeur en pèse toute l'importance. Combien ces rites doivent grandir l'âme de l'adulte. Il décide donc d'en extirper toute la sève en pistant son grand Sioux de père lorsqu'il invite ses compagnons. Mais la grande aiguille dans son éternelle course après la petite, ne laissa pas le temps à Trappeur de guetter et comprendre toute l'étendue de ce rituel.
Un soir de décembre, idiotement le premier, dans une fébrilité incohérente qui empêchait Trappeur de sommeiller sur sa couche, son père fermait les yeux. Il discerna que l'agitation brouillonne du premier étage embarquait pour s'établir au rez-de-chaussée. Sur la pointe des pieds, il se dirigea dans la chambre du chef indien. Par chance, il n'avait pas fait de bruit car allongé sur le dos, les mains posées sur le torse, son père dormait. Trappeur dévorait avec d'autant plus d'appétit qu'il voyait pour la première fois son père enraciné dans le sommeil. Toute la chaleur de ses yeux envahissait le visage impassible. Comme il était grand ! Il se sentait retenu à distance, pourtant l'envie d'aller prendre les joues burinées de l'Indien entre ses deux mains le démangeait, déposer quelques furtifs baisers en lui effleurant le front, oser serrer ce grand corps dans des hurlements d'amour, hasarder quelques larmes sur cet être inaccessible, telle une aire d'aigle.
Est-ce la Faucheuse, dressée en rempart pour s'assurer de la finalité de son oeuvre, qui lui intima de refouler tous ses désirs? Est-ce la révélation inattendue et encore occulte que son père, absorbé par ses obligations professionnelles, avait simplement oublié son devoir d'amour paternel? Ces contraintes carriéristes permettaient, bien-entendu, à Trappeur d'améliorer son ordinaire, pommes de terres incendiées, sauterelles cramoisies, mais doit-on parler de devoir lorsqu'il s'agit de bercer la tête saturée de désirs, de l'enfouir contre l'épaule protectrice? D'installer cette immense fringale sur ses genoux, lui impulser la force nécessaire afin qu'il se sente, plus tard, sûr de lui au point d'attraper au vol les opportunités présentes dans une vie et de reproduire avec sûreté les gestes d'amour sur la descendance. Ce genre d'oubli est définitif et consumé. Petit Trappeur ne saura pas lever le nez, humer l'affaire, trouver son chemin car il s'évertue à combler le manque de l'héritage paternel, lui qui en avait besoin plus que quiconque.
Malemort arrive et ne laisse jamais d'adresse lors de son exil. Comme médication l'homme a inventé les cimetières dans des rues nommées et numérotées. Certains pensent que ceux qui partent se réincarnent. Son but exact à elle, c'est de désincarner et ça fait frissonner. L'homme a ses peurs, il lui faut les régler à son image. Pour cela il a inventé Dieu. La mort n'est pas belle, elle est simple. Elle ne s'acharne que si elle rate son coup. On est bien obligé d'admettre que très souvent elle le réussit et elle vous laisse là avec vos mouchoirs à la main. Ils devraient être utilisés comme sur le quai d'une gare pour un adieu final, mais non, ils épongent le trop plein qui déborde et prennent le temps de sécher chez le notaire. Or le seul héritage d'importance du voyageur de l'infini, ce sont les enfants qu'il laisse. S'il a pris le temps de le leur inculquer, en eux réside tout son savoir et ceux de leurs ancêtres. Y transitent quelques morceaux de ses chromosomes et sa projection dans l'avenir. Voilà sa réincarnation symbolique capitale. Mais alors, malheur à ceux qui n'ont pas d'enfant, leur vie s'arrête sans mémoire? Que voulez-vous la vie n'est qu'inégalité! C'est pour cela que les hommes ont inventé le faux-semblant.

  De telles pensées ne sont pas fortuites: tout en sondant le corps étendu de son père, Trappeur se souvint de n'avoir jamais été installé sur les genoux paternels, juste comme ça pour une fraction de tendresse. Enfin pas une seule fois, n'exagérons rien, car l'image qui lui revint à l'esprit, est justement celle d'un soir où il se retrouva sur les genoux du grand chef, à dire vrai sur un seul genou, mais commençons par le début...

  Comme il a déjà été dit, le fourbe fretin, né juste avant lui, méritait une correction de taille. L'occasion fut donnée à Trappeur de frapper un grand coup le jour où il découvrit, secrètement dissimulé à l'abri de la lumière, des boutures confectionnées avec Amour par l'Abominable. L'élaboration d'une vengeance digne de l'ingratitude du Démoniaque s'imposait. Amputer les tiges de façon à ce qu'elles ne soient plus visibles sur la terre des pots, ne semblait pas suffisant. Et si elles repoussaient? Avec toute la cruauté nécessaire à l'ouvrage, l'idée germa. Délicatement, il déposa, sans les abîmer, autour des fragiles boutures une feuille de papier journal. Il y mit le feu pot après pot. Les exquises tigelles se recroquevillaient en petites douleurs proprettes sous l'effet d'un bronzage trop rapide, cette vision ensevelissait toutes les perverses rosseries scélérates, forniquées par l'Energumène bien-aimé.
Du suicide organisé ne subsistaient que des mutilations cendreuses. Elles ne comprenaient pas bien à quoi avait servi ce début d'existence, ni ce qui procurait à l'incendiaire un tel rire barbare. Le soir encore, Trappeur gloussait en imaginant la bobine de l'Asperge lorsqu'il reviendrait chérir ses petits Amours carbonisés.
Mais Trappeur n'avait pas compris que la vengeance s'apprend, pour devenir orfèvre. Dans sa précipitation, il n'avait pas pensé à tout. Premièrement que les boutures en question n'étaient pas de vulgaires mailletons de géranium, mais se révélaient de très complexes boutures d'oeillets et que complexes qu'elles étaient, elles ne provenaient donc pas de l'Echalas. Mais de qui, alors?
Il le comprit, encore tout égayé de son bon coup, lorsque son père l'appela le soir dans la cuisine. La tête de toute la famille, réunie pour l'occasion, le regard braqué sur sa petite personne, lui retira toutes ses bonnes couleurs. Son coeur rentra la tête dans les épaules.
Une voix tendue et grave s'éleva.

  " Qui a brûlé mes boutures au sous-sol? "

  Durant un éclair, tout en regardant ses genoux, Trappeur fut soulagé. Lui, il avait brûlé les tentatives de l'Illuminé. Ouf!.. à moins que...
Le grand sioux, calmement, plaça son pied sur une chaise, comme pour jouer de la guitare, attira à lui un Trappeur absent, le plaça à califourchon sur sa cuisse, cul nul en l'air et la raclée dégringola. En fait de guitare, on jouait plutôt du tam-tam. Il se retrouva dans le couloir, éjecté tel un débris qu'il était, le fondement en feu. Le plus dur à endurer, malgré la douleur, ne furent pas les fesses façon tomate trop mûres, mais les rires qui remplacèrent le long silence de la cuisine. On pouffait de son infortune, Trappeur en garda une rancoeur infernale jusqu'au jour où on lui raconta la fin de l'histoire. Pendant la fessée, absorbé par les durs aléas d'une vie, et sans s'en rendre compte, il avait pissé sur les souliers vernis du grand Sioux.

  Les yeux noués aux traits de son père, il cherchait les réponses à toutes ses questions. Mais dans cette chambre, qui pouvait répondre maintenant à un seul de ses points d'interrogation? Ses yeux se décollèrent de celui dans lequel il espérait tant. Il trouva le besoin de rejoindre le brouhaha de l'étage inférieur devenu chuchotement. Le premier reflet dont ses rétines s'imprégnèrent fut sa mère évanouie. Assurément la classe dirigeante était prise de fatigue. Des bras étrangers, mais néanmoins bienveillants, l'aspirèrent et il atterrit sur des genoux opportuns qui lui confirmèrent ce qu'il avait essentiellement besoin de savoir et pas le reste. Puisque son père reposait parmi toute cette agitation il était temps pour lui de retourner dans son igloo d'où il apprendrait dans quelques jours le glacial de la nouvelle vérité.
Après avoir erré dans le vide, Trappeur reprit ses longues évasions dans le givre inhabité. Elles durèrent plusieurs années, mises à profit pour s'isoler encore un peu plus.

  Une autre disparition importante, fut celle du sycomore. L'arbre était seul à observer Trappeur escalader les années. Il devinait l'adolescent bientôt mûr à délaisser les jeux offerts, tant de fois étrennés, et à dévier ses appétences vers quelques mamelles naissantes croisées dans la rue. Le géant prit le parti de se laisser dépérir. Mort, il devenait dangereux. Un soir, à son retour de l'école, Trappeur retrouva le sycomore élagué puis découpé en tronçons éparpillés dans le jardin. Il discerna, dans cette amputation essentielle, un pan de mur écroulé à franchir. Mais Trappeur renâclait, il sondait chacun des côtés de la barrière, où poser les pieds? Devait-il rester dans l'enfance ou sauter dans l'adolescence? Il ira au plus simple, il s'élancera à reculons. Mais il joue faux, même si sa tête est restée dans les étoiles de l'âge tendre, son corps a changé de partition. Sa chair l'incite à rejoindre les enfants de son âge, dont il a tant besoin, Trappeur en a la hantise. Il ne sait pas comment s'y prendre pour s'accorder avec les jeunes adolescents autour de lui. Comment leur parler ? Comment se faire apprécier ? Y a-t-il un mode d'emploi ? Lui qui a passé son temps le nez collé dans la fourrure des loups, n'ose pas regarder ses semblables, il ne trouve pas la force nécessaire. Il stagne donc dans ses landes gelées à s'endormir aux cris des canidés.
Mais regarde, Trappeur, la glace a fondu, entraînant la neige au loin. Ecoute! Les seuls loups dont tu es entouré, aboient... Les seuls traîneaux klaxonnent… Et il s'abîme les joues car les larmes de la réalité coulent.

  Après avoir traqué le fauve pour le dépecer avant de se faire dépecer lui-même par des revendeurs retords, comme souvent se terminent les histoires de trappeur, il s'immola à l'un de ses pièges. Trappeur mourut le jour où, adolescent, il s'aperçut que le regard humide des jeunes femelles se posait sur tout ce qui bougeait, sauf sur lui. Transis, il devint un jeune chien stupide - que celui natif de Oued oun el Oudha n'aurait pas reconnu comme ami dans cet état - débile à renifler toutes les pistes possibles, éventées depuis longtemps déjà. Mais Trappeur mort, le reste est une autre histoire.

 

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